Les chiens parlent en pressant des boutons, et maintenant ?

Les "soundboards" pour chiens promettent une forme de parole. Que révèle l’expérience Bastos et al. (2024) sur la cognition canine ?
Bunny (chien) allongé à côté de ses boutons sur lesquels il peut appuyer pour s'exprimer

Introduction : un dialogue inédit s'ouvre

Depuis que Christina Hunger, orthophoniste américaine, a appris à sa chienne Stella à "parler" en appuyant sur des boutons sonores pour exprimer des mots simples (“play”, “outside”, “love you”), des milliers de propriétaires à travers le monde se sont mis à tenter la même expérience.

Le phénomène suscite fascination, enthousiasme… et scepticisme. Derrière la scène se pose une question essentielle : les chiens “parlent-ils” vraiment, ou s’agit-il d’illusions expérimentales ?

En 2024, une équipe dirigée par Dr Amalia Bastos a publié dans PLOS One une étude clé intitulée "How do soundboard-trained dogs respond to human button presses?" une tentative rigoureuse de tester ce que ces dispositifs de communication signifient vraiment pour les chiens.

Structure et précautions méthodologiques

L’objectif de l’étude n’était pas de prouver que les chiens parlent, mais de déterminer comment ils réagissent aux mots prononcés ou activés via les boutons et si ces réactions traduisent une compréhension réelle ou un simple réflexe conditionné.

Les chercheurs ont recruté des chiens déjà familiers avec les soundboards, ces tableaux de boutons enregistrant des mots tels que "food", "outside" ou "play". Le protocole était simple en apparence : un humain appuyait sur un bouton, et l’on observait la réponse du chien. Mais derrière cette simplicité se cachait une rigueur exemplaire.

« L’un des plus grands défis de la cognition animale reste la contamination involontaire par les signaux humains. »
Miklósi Á., Topál J., Csányi, V. (2004) Comparative social cognition: what can dogs teach us?, Animal behaviour, 67:995–1004.

C’est ce que l’on appelle l’effet Clever Hans, du nom d’un cheval berlinois du début du XXe siècle qui semblait capable de résoudre des calculs… avant que l’on découvre qu’il réagissait simplement aux micro-expressions de son dresseur.

Cet effet, redouté dans toutes les études d’intelligence animale, a été soigneusement neutralisé ici :

  • Les expérimentateurs portaient des casques antibruit,

  • des masques pour cacher leur visage,

  • et ne savaient pas quel bouton avait été activé (protocole en double aveugle : l'un observe la réaction sans connaître le bouton pressé pendant que l'autre effectue l'action a l'aveugle).

Les mots testés étaient : PLAY, FOOD, OUTSIDE, et un mot inventé, "DAXING", utilisé comme contrôle pour mesurer les réactions à un mot sans sens. Les données ont ensuite été analysées à l’aide de modèles bayésiens à effets mixtes, une méthode statistique moderne qui permet de distinguer les variations réelles des simples coïncidences comportementales.

En somme : une méthodologie d’une rare précision dans un domaine souvent brouillé par les émotions humaines. Ce qui rend cette étude un véritable tournant pour la recherche sur la communication inter-espèces !

Résultats : promesse tenue ?

Alors, les chiens ont-ils "parlé" ? Pas tout à fait, mais ils ont communiqué. Les résultats montrent que les chiens réagissent significativement plus souvent et plus vite aux mots familiers qu’au mot inventé "DAXING". Ils manifestent aussi des comportements cohérents selon le contexte :

  • à "PLAY", ils apportent un jouet ou adoptent une posture de jeu :)

  • à "OUTSIDE", ils se dirigent vers la porte,

  • à "FOOD", ils cherchent dans la direction habituelle des repas.

Cependant, ces réactions varient selon la personne qui déclenche le mot (propriétaire ou inconnu), et selon la situation. Cela suggère que les chiens n’associent pas simplement un son à une action, mais tiennent compte de qui parle et du contexte. Un signe d’une cognition plus fine que le simple réflexe.

« Comme les humains, non ? »

Les chiens ne sont pas des robots conditionnés à exécuter une action précise suite à la pression d'un bouton, cet aspect n'est pas abordé dans l'étude qui se veut très scientifique et factuelle. Cependant, il nous semblait important de mentionner notre avis sur le sujet. Il faut donc observer ces résultats avec de la distance en attendant de plus nombreuses confirmations mais rien n'exclut que les chiens aient tout compris et aient eu la flemme d'exécuter les actions ou qu'ils aient été de plus en plus perturbés de voir leur maître masqué dans le salon au fur et à mesure que les tests se déroulaient.

Mais attention à la sur-interprétation. Comme le rappelle Alexandra Horowitz :

« les chiens comprennent remarquablement bien les signaux humains, mais ce n’est pas nécessairement du langage au sens humain du terme. »
Horowitz, A. Hecht, J. (2016) Examining dog–human play: the characteristics, affect, and vocalizations of a unique interspecific interaction, Animal cognition, 19:779–788.

Autrement dit, ils ne "parlent" pas, ils interprètent, et souvent avec une justesse surprenante. Cette nuance est essentielle : les chiens semblent associer les mots à des intentions ou des routines d’action, plus qu’à une véritable syntaxe symbolique. C’est déjà immense : cela signifie qu’ils construisent un vocabulaire de l’expérience partagée, pas un dictionnaire de mots abstraits. C'est aussi génial, contrairement aux humains qui ont tendance à accorder beaucoup d'importances aux termes, rien que pour désigner un cours d'eau il existe une dizaine de termes, mais ce qui compte au final c'est de connaître les affluents ou de voir la beauté de la nature ? Les chiens ne s'attardent (à ce jour) pas sur les détails comme nous d'après cette étude.

Interprétation scientifique : que "comprennent" vraiment les chiens ?

Les chercheurs restent prudents : répondre à un bouton ne signifie pas forcément que le chien comprend un mot comme un humain. Selon l'étude du Dr Bastos, il est plus juste de parler de conditionnement associatif complexe. Autrement dit : le chien apprend qu’un son ou un mot est relié à une conséquence (sortie, jeu, friandise, attention humaine…), et il agit en fonction de cette association.

Exemple : un chien qui appuie sur "promenade" peut le faire parce qu’il veut sortir, ou simplement parce qu’il sait que ce mot entraîne souvent une réaction positive de son humain.

Des tests de cohérence menés dans l’étude montrent toutefois que certains chiens appuyaient sur des séquences de boutons pertinentes même en l’absence de récompense directe, suggérant une intention réelle de communication, pas seulement un réflexe appris. Cette nuance nourrit un débat central :

Jusqu’où va la "compréhension" animale, et où commence l’interprétation humaine ?

Les limites de l'étude

Comme tout sujet médiatisé, les soundboards canins souffrent de leur popularité sur les réseaux sociaux. Les vidéos virales montrent souvent des chiens "parlant" de façon spectaculaire, mais elles ne sont pas des preuves scientifiques.

L’étude du Dr Bastos a pris soin d’encadrer le protocole :

  • Les chiens étaient observés sur plusieurs mois,

  • Les interactions étaient notées de manière neutre,

  • Les propriétaires ne pouvaient pas "aider", (même involontairement) leurs animaux à choisir un bouton.

Mais malgré cela, plusieurs limites demeurent :

  • Échantillon encore trop réduit (moins de 50 chiens observés de manière complète) ;

  • Fort risque d’interprétation anthropomorphique (attribuer des formes ou des caractères humains à d'autres êtres) ;

  • Variabilité conséquente selon la race, l’âge et le niveau d’entraînement des chiens ;

  • Absence de contrôle complet sur le biais du propriétaire (les humains projettent souvent leurs émotions sur leurs animaux, même a travers un masque ou un casque anti-bruit).

En clair : on n’en est pas encore à tenir une conversation avec son chien… mais on avance dans la bonne direction.

Implications éthiques et sociétales

Ces découvertes posent une question de fond :

Si les chiens parviennent à communiquer leurs intentions de manière symbolique, faut-il revoir la place qu’on leur accorde dans la société ?

D’un point de vue éthique, cela renforce l’idée que les animaux domestiques ne sont pas de simples compagnons, mais des êtres dotés d’une cognition et d’une conscience émotionnelle plus développées qu’on ne le pensait (ou qu'on ne pouvait le prouver, certains en était déjà convaincus depuis longtemps). Cela pourrait influencer :

  • Les législations sur le bien-être animal,

  • Les méthodes d’éducation canine,

  • Et même la manière dont on conçoit la relation inter-espèces dans nos foyers.

On entrevoit ici un futur où la communication homme-animal ne serait plus un rêve, mais une collaboration réelle, fondée sur le respect mutuel.

Perspectives pour la recherche

Les chercheurs veulent aller plus loin. Les prochaines étapes visent à :

  • Standardiser les dispositifs de boutons (forme, son, apprentissage) ;

  • Mesurer la compréhension des concepts abstraits (ex. "plus tard", "triste", "jouer") ;

  • Étudier si les animaux peuvent initier de nouvelles associations eux-mêmes ;

  • Explorer les autres espèces : chats, chevaux, voire perroquets.

Certaines équipes envisagent déjà d’associer ces systèmes à l'IA vocale et à la reconnaissance comportementale : Un dispositif qui détecterait les émotions du chien (voix, posture, rythme cardiaque) pour affiner la communication.

Cela ouvre un champ de recherche immense : la zoosémiotique assistée par la technologie.

En résumé : entre science et émotions

Les chiens ne "parlent" pas encore, mais ils nous montrent qu’ils essaient vraiment de le faire. Grâce aux travaux du Dr Bastos et d’autres chercheurs, on comprend mieux à quel point leur intelligence sociale est fine, et combien nos émotions et nos attentes influencent cette communication.

La frontière entre l’humain et l’animal devient plus floue... et c’est peut-être une excellente nouvelle. Elle nous pousse à observer nos compagnons non plus comme des êtres subordonnés, mais comme des partenaires sensibles, capables de nous comprendre à leur manière.